ENTRE L'OUTIL ET LA MATIÈRE
Lélia Young. Toronto: Éditions du GREF, 1993
Par Christine Klein-Lataud
On pourrait prendre comme définition de son art poétique
quelques vers du recueil récent de Lélia Young :
« Les mots prennent forme
les sons deviennent visuels
et le dialogue s'ouvre
sur les solitudes »
(« Sous l'immobilité », p. 122)
Au chaos du monde, à l'insatisfaction de la vie, à
la fragmentation sociale de la modernité, elle répond
par des mots porteurs de musique et d'images.
Non qu'elle crée pour nous un univers parallèle moins
problématique que le nôtre. Pour elle, le poétique
est non pas un ailleurs mais une autre appréhension de la
vie. Et si l'on trouve dans Entre l'outil et la matière
une évocation du paradis, c'est celle d'un paradis perdu,
celui de l'enfance :
O mer des jours heureux
forte insouciante de l'enfance
dans mes malheurs tu étais là
(
)
Loin de toi aujourd'hui
Je refroisdis
(« Amilcar », p.98)
Ce qu'elle nous offre, c'est, comme elle le dit ailleurs, «
un regard lucide sur la fragilité des choses ». Ses
textes dénoncent le « cancer atomique » (titre
d'un de ses poèmes), les horreurs de l'Histoire, l'usure
de la culture dominante :
O pâle enseignement
les traits tombent dans la nuit
Il n'y a pas de jouissance
Dans l'empire branlant
D'une mémoire muette
(« Le coursier magique », p. 42)
On ne peut opposer aux angoisses et aux frustrations que la plénitude
de l'amour et de la poésie, chantés tous deux en des
« mots qui font naître », qui nous rendent le
« torrent des merveilles » perdu depuis l'enfance.
Les images sont souvent fortes et surprenantes, comme celle qui
ouvre ce poème :
Du côté de l'essentiel
Un oiseau aveugle
Sous les vents
Habite l'aile d'un faucon
Du côté de l'essentiel
Il se dresse un barrage
Et à l'extase de l'être
Où sommeille l'éternité
S'ouvre le monde de l'abrégé
(« Du côté de l'essentiel », p. 13)
Poème puissant, qui ne se laisse pas déchiffrer aisément.
Il garde sa part de mystère, de par l'etrangeté de
l'image. C'est d'ailleurs l'inattendu des images et de certaines
alliances de mots qui retient le plus dans les poèmes de
Lélia Young. En la lisant, on pense au précepte de
Verlaine :
Il faut aussi que tu n'ailles point
Choisir tes mots sans quelque méprise :
Rien de plus cher que la chanson grise
Où l'indécis au Précis se joint
(Paul Verlaine « Art poétique », Jadis et Naguère)
Sauf que ce recueil n'est pas gris mais plutôt moiré,
évocateur de moments et d'humeurs variés, allant de
l'horreur à la sérénité.
Toutefois, si les thèmes sont parfois tragiques, le dernier
mot est à la vie, et à la poésie qui l'incarne
:
Le poème est le rappel du vivant (« Mailles »,
p. 129)
Un beau recueil, qui nous ramène « du côté
de l'essentiel » et devrait toucher les lectrices des Cahiers
de la femme.
Les Cahiers de la femme,
Canadian Woman Studies, Vol. 15, No 1, 1994, pp. 112-113.