Pascal DUPUY
Éditorial de Poésie sur Seine (France)
Tunisien, Africain et briseur de mythes, explorateur de nouvelles
formes esthétiques, fin observateur de la condition humaine
et militant passionné du dialogue des civilisations, Hédi
Bouraoui est avant tout un voyageur, un émigressent (1).
Toute l'originalité de son oeuvre et de son parcours biographique
est dans ce renouvellement de l'approche des relations des hommes
et du langage dans un monde en proie, selon l'expression de Samuel
P. Huntington, au « choc des Civilisations ». Selon ce
professeur de Harvard, « Le rideau de velours de la culture
a remplacé le rideau de fer de l'idéologie ».
En écho, Hédi Bouraoui répond : « La culture
va du Nord vers le Sud (à sens unique !) et [...] nous n'envoyons
pas notre culture vers le Nord [...]. L'image que l'on donne de
notre société, de nos sociétés africaines
? et je m'y positionne ? est déformée, banalisée,
« clichéisée ». Pourquoi ? II faudrait lutter
pour que cette image soit corrigée. »
Dans l'uvre de Hédi Bouraoui se forge une réponse
originale à la violence, au sectarisme, au fondamentalisme
de notre monde contemporain. Car c'est sur cette toile de fond planétaire,
à l'aube du XXIe siècle, qu'il faut lire son oeuvre.
Le message du poète, de l'écrivain et du critique
littéraire est fondamental. Cette démarche véritablement
révolutionnaire trouve son ancrage dans une réflexion
et un parcours rigoureux tirant leur source de la civilisation africaine,
telle qu'elle se déploie sur le continent et dans sa diaspora.
« J'aurais voulu être multiple », avoue Bouraoui.
II y a dans cette confidence une grande possibilité de possibilités.
Citoyen de la Tunisie et de la France, puis des États-unis
et du Canada, il porte ses mots, en poèmes, en récits
et en romans, dans son pays intérieur. C'est sa patrie, celle
de ses mots, de ses souvenances, de ses « inventances »,
selon un mot qu'il aimerait peut-être créer. Possédant
plusieurs langues et de nombreux langages dans son vécu,
souvent semblable dans ses différences, portant en lui les
arbres difficiles de l'Afrique, de l'Europe et de l'Amérique,
il sait écouter le pluriel. Rien ne lui est tout à
fait autre.
Mais l'errance de Hédi Bouraoui n'exclut pas la fidélité
aux origines. Le recueil Poésies et le roman Retour à
Thyna, très significativement publiés à Sfax
et Tunis, le montrent bien. II n'oublie pas cette « Terre tunisienne »
où se sont enfoncées les racines de son être,
ni la résistance historique, légendaire, de Carthage,
ni la poésie nomade des berbères, ni les drames du
Maghreb, ni la difficile marche des générations qui
réclament le droit de vivre. Dans « l'errance désertique »
s'épanouiront les Roses de sable (Titre de l'un des ses récit,
simultanément publié en français et en arabe),
de l'imaginaire et d'une pensée fraternelle qui guide, à
travers le chant et l'écriture, cette perpétuelle
recherche d'un Nouveau Monde. Mais il est vrai aussi, comme le disait
Bachelard, que « toute racine est prison ». Aussi Bouraoui
fait?il, délibérément, s'entrechoquer les racines.
L'arbre des mots, nourri des terres, des sèves les plus diverses,
prépare, dans un monde broyé par la violence, les
récoltes du Verbe.
Le vocabulaire, volontiers disloqué, de Bouraoui, sa syntaxe
heurtée, ses créations langagières, la façon
toute personnelle qu'il a de disposer-disperser ses mots voire ses
images, expriment à la fois le désarroi de l'homme
contemporain et l'aspiration de l'écrivain à faire
surgir par les rêveries, les voyages planétaires, par
tout le dynamisme de la créativité, un monde ? uni
et bariolé ? qui soit enfin habitable, puisque « c'est
poétiquement, nous rappelleraient Hölderlin et Heidegger,
que l'homme habite [devrait habiter] sur cette terre ».
II demeure chez le lecteur de l'uvre bouraouienne ce sentiment
de joie inquiète, d'envie de ne pas quitter le monde qu'il
lui raconte. Car c'est bien d'un élan vers l'humanité,
l'humain, qu'il s'agit, d'une main amicale tendue dans un désir
de fraternité et de solidarité, des ponts de dialogues
entre les peuples et un désir de fusion des nationalités,
une éradication des barrières et des frontières.
Cette ouverture vers le monde découle surtout de l'expérience
culturelle de l'écrivain et de son multilinguisme. Au moment
où le français sert de véhicule aux idées
de Bouraoui, sa culture native, sa langue maternelle ainsi que sa
culture populaire tunisienne étoffent sa langue française,
lui servent de substrats colorant ses images, les « béances »
de son imaginaire, et leurs portées. Telle l'émanation
d'un monde longtemps endormi, cette culture qui susurre dans les
« interstices » de la mémoire de l'écrivain,
s'éveille dans un éclatement joyeux et fougueux.
Le processus du mouvement commun de cette âme fondamentalement
maghrébine et des cultures francophone et anglophone est
très subtil. II filtre à travers les écrits
de Bouraoui comme la lumière du jour à travers l'arabesque
d'une masharabiya.
Que ce soit dans ses romans : Bangkok Blues, Retour à Thyna,
La Pharaone, Ainsi parle la Tour CN, ... ou dans ces livres de poésie
: Emigressence, Nomadaime, Transvivance etc., ou dans ses essais
sur la Francophonie ou la Tunisie Plurielle, c'est le multiculturalisme
humain et constructif des êtres et des espaces qui transcende
chaque fois le cloisonnement, l'appartenance fanatisée et
l'identitaire qui se complaît dans le narcissisme nébuleux.
En effet la conception bouraouienne de l'espace renvoie sans arrêt
d'un territoire à l'autre, sans demander une reconnaissance
précise des limites et des frontières, sauf celles
du dialogue, vrai et fraternel, entre les êtres.
Inscrite dans la grande tradition du Voyage, fondatrice du besoin
de l'homme de se reconnaître dans l'Autre, comme ont su l'écrire
des Apulée, Ibn Khaldun, Ibn Battuta, Christophe Colomb,
mais aussi des Montesquieu et des Flaubert..., l'uvre de Hédi
Bouraoui voyage elle aussi vers les frontières de l'espérance,
inaugurant ainsi le discours de l'homme à l'aube du troisième
millénaire.
Concevoir par le mot et l'image l'espace, tout espace, comme un
point de départ pour un ailleurs aussi vaste que possible
et qui s'élargit progressivement jusqu'à l'infinitude
humaine, est une métaphore chère à Bouraoui
pour dire que l'acceptation de l'Autre, l'amour de l'autre, est
en fait ce que doit quêter l'homme d'aujourd'hui.