MUTANTE
Hédi Bouraoui
Je suis jalouse de son manque de jalousie, cet état d'âme
qui réinvente l'amour, si jamais il existe! Brian partira,
et je n'ai plus le coeur pour faire face à ma solitude. Son
coeur ne m'appartient plus, il est dans la promesse et son retour...
Mais comprend-il ma langue en croix, celle qui me distingue de celle
en bois? Je retombe toujours dans la folie de sa présence...
Je n'ai plus de foi en moi. Est-ce le complexe d'instabilité
qui creuse en moi les défis fabuleux de sa reconnaissance?
Qui a mis mon identité en question? J'hallucine, provoque
et crée la fissure de mon histoire. Le bonheur sans faille,
je le craquèle comme un nid d'oiseau par l'ouragan de l'impromptu.
Je me réveille en lui, saison d'illumination... dans sa loi
qui m'a changée, moi et ma vie: ces deux pouvoirs magiques
de désirs toujours en quête de récompenses...
toujours prêts à larguer les amarres de l'ignorante
aventure. Je la trame en idéal digne de tous les paris et
les pressions de mon quotidien...
L'extase de mon amour pour cet australien de fraîche date
débarqué sur mon sol natal et complètement
assimilé jusqu'aux bouts des ongles me rattache à
l'espoir solide qui me fait souffrir. Son arbre récemment
planté dans la terre enneigée du Canada puise sa force
dans les profondeurs de nos abîmes. Lui, mon jardin secret
et mon soleil vital, cette nécessité à toute
survie... ce bonheur sans faille qui est devenu 1e pain frais de
mes jours verglacés. Je n'ai p1us la force de l'attendre
dans les coulisses de l'absence j'ai besoin de ses mains, de la
chaleur de sa voix, de sa peau, de son regard et de son rire...
Moi l'ingrate qui me dis seule. Je sens sa présence à
chaque instant de ma vie que je triture de mon esprit espiègle.
Suis-je consciente du désastre créé par la
plainte de mes mains et l'enfer de ma solitude. J'envie ce Collé
à ma province parce qu'il a trouvé les ressorts internes
de son corps et la tonalité brandissante de sa réalité.
La mienne n'existe qu'à son contact. Et j'ai du mal à
parler de vive voix devant lui parce qu'il m'impressionne de son
charisme et de sa paix. Pourtant, c'est l'ouverture même...
ces gestes doux et accueillants qui me font fondre.
Si je lui écris, c'est pour ne pas voir ses froncements
de sourcils, la moquerie directe, ou la désapprobation sur
le visage qui sape mes assises.
Quand je lui fait face dans nos confrontations sporadiques, je
feins l'oubli de nos dialogues précédents. Mon âge,
conserve-t-il l'ardeur ou l'indolence requise pour cette «
culture des concertations »? Cela presse... et je suis contre
l'amour platonique. Cette envie que j'ai de lui me patrouille le
corps qui cède au moindre frisson. Je hais la privation qu'il
me fait subir lorsque son être s'évade sur les chemins
tortueux de son esprit. Moi, je ne peux clore nos rencontres par
un baiser léger et une affection à fleur de peau!
Labourée de fond en comble par cette union envoûtante
qui me soude à lui : naître unie dans le doute cartésien
et le pragmatisme nord-américain... s'épanouir dans
la chaleur de nos sexes qui comblent nos manques...
Douter de Brian quand il a tout donné, sa vie, l'intimité
complète de son moi foudroyant d'amour, tout son esprit d'éclairs
intelligents, son corps débordant de volupté... Je
le redis, c'est en moi que je n'ai pas confiance!
Que puis-je lui apporter? Impossible que je sois à la hauteur
de son souffle et de sa pensée ? Je ne puis comprendre l'attrait
qu'il trouve en moi. Que puis-je faire pour qu'un homme comme lui
s'attache à moi?
I1 est fidèle comme l'étanchéité de
ma montre suisse. Et moi, aux désirs disséminés
en lustre de feux, cherche une autre dépouille agonisante
que j'achève une fois abordée. L'autre lui, son pile
ou face, Ryan l'irlandais de longue date au pays, rencontré
récemment, n'a-t-il pas été charmant à
m'inviter à déjeuner et à m'accompagner jusqu'à
la bouche du metro ! N'a-t-il pas abandonné son travail juste
pour me tenir compagnie ?
Je vaux mieux que Pierrette et le Pot au lait... ou Molly Bloom!
Je sème en Eux-Autres des échardes purpurines que
personne ne peut épiler, ni les maso de la tête, ni
les piqués de drogue célestine!
J'ai un besoin vital de sentir la tendresse du Nouvel Acquis,
son corps chavirant ancré à mon corps qui tangue,
ses mots doux qui sont ma mâne terrestre.
Et puis la relance: comment faire pour ne pas le lasser? Que puis-je
inventer pour qu'il ne coupe pas le cordon ombilical qui nous unit
à la Mer citoyenne de nos amours! Et je m'embarque sur les
remises en questions... en causes ...en gloses pour ce voyage tremblant
sur la nacelle supposiToiregh... excusez ce clash métaphorique
qui confond mer et désert! C'est un relent de mes premières
amours adolescentes!
Je ne profite jamais de ces îles de bonheur que Brian ou
Ryan [je ne m'en souviens pas] crée à tour de tête
juste par amour pour moi. Je pense déjà au départ,
à l'absence, au vide. Je suis partie sans avoir profité
de ses belles plages de vie offertes dans la courbe surprenante
d'un hasard qu'il magnifie de sa main de prestidigitateur.
Et moi qui ai pris un nom anglais, Coleen, non seulement pour
lui plaire, mais pour m'inscrire dans l'harmonie linguale de ma
province ontarienne. Et encore je voulais aller au-delà de
la majorité anglophonnante pour m'imbriquer dans la tangente
francophonique. Quelle squizophrénie ! Mes parents ont prévu
le dilemme de l'intégration girandolante. Au lieu de me nommer
Blaga comme en Ukraine, leur pays d'origine qui vient de se séparer
de la Russie en votant à une grande majorité l'Indépendance,
ils m'ont jetée dans la gueule de l'Ours blanc. Le Canada
a été le premier pays à reconnaître la
légitimité de la nouvelle nation quand il la refuse
au Québec ! Je sais que ce n'est pas la même histoire
. . . mais quand même! J'ai choisi mon propre terrain de différence
en me réclamant de la francophonie ontarienne. Et là,
le peuple fondateur m'a laissé choir comme une « Hot
Potato ». Je ne m'échauffe pas dans la fantasmagorie
de cette campagne séparatiste du pays de mes ancêtres.
Je suis née icitte sur cette terre glorieuse défrichée
par mes aïeux - quoi qu'en pensent les deux peuples fondateurs-
dans ce havre accueillant des étrangers même s'ils
sont relégués au folklore de leur ethnie!
Je devance le temps, et me plonge non pas dans mes racines qui
sont clairement connues, mais corps et âme dans la multitude
des soucis, sachant d'avance que Brian ne serait pas là pour
alléger la charge. Pourtant... C'est le majoritaire des opportunités!
Pendant des années, j'ai fait les mêmes faux-bonds,
les mêmes enjambées pour me battre contre le temps
dans sa façon de nous avaler et nous différencier...
Pendant deux décennies, j'ai fait la navette entre Montréal
et Toronto pour me canadianiser Bilingue officielle avec ma troisième
langue dans la poche... Au bout du tunnel, j'ai opté pour
cette troisième solitude noyée dans l'euphorie collective
de mes autres amants langageurs du business triomphant. Brian ne
m'a jamais parcellisée, comme son système qui divise
pour régner. I1 me laisse parfois avoir le beau rôle
parmi ceux qui carottent le gâteau au fromage favorisant ainsi
les incertitudes de Certains... Ces bâilleurs de fonds à
l'affût du vote multiculturel qui les met en place, juste
pour sentir les biceps de leur pouvoir!
Pourquoi dois-je chercher ailleurs ? Je quête ma complétude
en toi, Brian, mon amour, et je ne peux te posséder. C'est
justement parce que tu me donnes tout, parce que tu ne m'appartiens
pas. J'ai trop d'affection pour toi pour t'accepter tel que tu es
avec tes besoins de solitude, retraits, amis,et fioritures... Je
refuse de te perdre, mais je continue à te changer par mes
tentations de te posséder.
Au fond qui possède qui ? Même quand je mets un pronom
possessif à l'entête de ma lettre, c'est lui qui contrôle
le territoire de mon corps. Je tiens à lui au delà
du raisonnable tout en sachant que le bonheur se prépare,
se mérite. I1 faut se l'arracher non pas à force de
marivaudage, mais à la sueur de ses assises gratte-ciel qui
cuivrent les nuages, ceux qui limitent la force des échanges...
pas celles de Bay street, couloir névralgique du pays, mais
la liberté qui rappelle le cri d'Ovide Mercredi: «
Vive les autochtones libres ». À la télé,
il a posé cette question existentielle du libre choix, et
son visage s'est métamorphosé en lune de miel jamais
vue auparavant, et qui correspond à ma condition d'assujettie.
-« Alors, est-ce que j'opte pour l'amour ou pour la force
? »
Pareille à cette fille débordante de bonheur, champagne
étincelant de joie hors du verre des mésententes.
La Vox populi de répondre :
-« I1 faut les deux... la force sans l'amour, ça
n'a jamais rien donné ».
Si Ovide se plaint de la détérioration des rapports
de sa communauté avec le Québec, les miens avec Brian
maintiennent le beau fixe...du moins jusqu'à cette heure
angoissante du petit matin où j'ai pleuré de joie
en m'imprégnant de toutes les images de sa vie intérieure:
son chez-lui, son lit, son mobilier, ses peintures, ses fenêtres,
et les arbres qui entourent sa maison. Là je suis devenue
consciente que nous ne pouvons pas vivre ainsi. J'ai alors porté
le masque de la séparation comme une cocarde du 14 juillet,
ce doute voyant qui le tire par le nez sans qu'il ne s'en aperçoive,
et qui me perfore en gruyère du désastre imminent:
éclipse que j'enfuis à l'arrière boutique de
ma pensée vagabonde.
J'apporte du lait à son moulin qui baratte nos ailes à
nos dépens... Plus rien ne me résiste. Mon énergie
se déchaine à nouveau échafaudant l'avenir
en étalant des tapis devant sa porte pour que fondations
se creusent dans les nuits de claire lune.
Je lave mes cheveux, prend mon bain, prépare mon sac à
main, mes valises, et me voilà partie à la conquête
d'un nouvel amour qui a goût brianesque, seul à combler
les vides et les nodosités comme le ciment entre les pierres.
Le prêtre ukrainien me l'a rappelé après le
sermon ce midi:
- Le ciment est le seul produit qui égalise et unit: il
prend sur lui la mobilité d'aller où on ne lui cède
pas la place. Heureusement que cet errant qui fige répond
présent pour s'infiltrer, dans la nonchalance de son être,
au coeur de l'union.
Union que j'évoque de tous mes voeux car elle remplit ma
solitude, cette présence jalousante qui ne permet aucune
séparation!
L'hiver est rigoureux cette année, son exceptionnelle froidure
givre mes démarches. Mes lunettes en cercles parfaits me
donnent l'air d'une chouette sur le qui-vive qui sent la poudrerie
venir, puis la tempête de neige qui dicte la claustration
forcée. Je suis suspendue à la radio pour me délivrer
de la prison de chez moi. Dehors la lutte continue... et je recommence
!
Au carrefour Yonge et Bloor, je sors mon plan de ville pour faire
la touriste, et l'on se précipite sur moi de tous les côtés:
« May I help you? » Je reçois cette aide comme
une bénédiction du ciel! On me croit étrangère
perdue dans le dédale des noms de rues, mais en réalité,
j'ai perdu le nord de mon être sensible, de ma mimique identitaire.
Je tombe sur une lunettée à l'accent de Sudburry,
ville minière francophone du nord de la province:
-Tu comprains avant la foué étél'garain
de la laingu', et la laingu' l'garain d'la foué...mais maintnain,
c'est l'bilainguism qu'est l'garain d'cit provaiince lâ. Et
toué, quest ce qu'tu foutte par icitt?
-Je suis canadienne comme toué, mais je ne suis
pas sortie de la cuisse de Jeanne d'Arc, ou de celle de Saint-Jean
Baptiste, cett'ostie là... Je suis née icitt,
et je suis tellement perdue dans mon amour qu'j'suis pas cappabb'
de trouver mon Brian. Rien ne défend qu'on puisse aimer toutes
les deux cett'homme là...mais ne va pas chiâler si
c'est moué qui m'suis aggrippée la première
à sa calvitie!
S'agit-il d'une compétition maladive ? d'une course à
la montre? D'un concours d'intolérance? Ou tout simplement:
qui est arrivée la première dans l'histoire de notre
pays?
Je me suis donnée toute entière à Brian, et
c'est là mon malheur, car il ne lui reste rien à prendre.
Et moi, je veux bien céder la place à cette niaiseuse
de dernière heure, si jamais elle le mérite...et encore,
il va falloir entrer dans l'infernale surenchère inscriptive
du moi... Peut-être que je suis en train de faire du «
bitching » comme ces ramasseuses de bonus de la Bay, mais
au moins j'ai la paix nutritive, celle qui console les chanceux
de la surprise!