HOME to Lélia Young

Paul-François Sylvestre

Un sous-entendu

Dès la première semaine d'école, la jardinière d'enfants disait qu'il avait été conçu dans un orchestre et qu'il était né dans une fanfare. Plus tard, à l'école secondaire, on reprenait la comparaison en d'autres termes. Félix aurait vu le jour dans une juke-box et ses premiers jouets auraient sans doute été des disques. Tout ça pour vous dire que notre jeune homme mangeait et rêvait de musique vingt-quatre heures par jour.

 

En ce début de printemps hâtif. Félix Bisaillon subit les derniers examens d'un cours universitaire de cinq ans en communication. Les relations publiques sont sa spécialisation et, avant même d'avoir son diplôme en poche, il peut compter sur un emploi au sein de la puissante compagnie Internacom. Depuis deux semaines, les professeurs mettent ses connaissances à l'épreuve ; tous confirment ses compétences de relationniste, mais plusieurs dénotent une certaine nervosité chez Félix, un malaise qui n'a rien à voir avec le tract des examens.

 

-- Le jeune Bisaillon s'en est pas mal tiré, n'est-ce pas ?

 

-- Un vrai expert, sauf qu'il ne tient pas en place. Durant l'examen oral il s'est levé trois ou quatre fois pour arpenter mon bureau, comme un lion en cage.

 

-- Oui, quand Félix n'a pas de musique autour de lui, il devient nerveux. Paraît que la chaîne stéréo au boutte lui tient meilleure compagnie que le café noir ou les cigarettes lorsqu'il étudie.

 

Musique semi-classique le matin, folklore l'après-midi, blue-grass au souper, rock en soirée, tous les airs y passent. Et pour bien remplir sa journée du tonifiant requis, Félix dispose d'une batterie complète radio AM-FM près du lit, chaîne stéréo dans le salon, système de cassette dans la voiture, tonitruand pour la plage, baladeur pour les randonnées à bicyclette. Il a tout ce qu'il faut, même une blonde qui partage entièrement ses goûts, ou presque Catherine est traductrice et ne peut s'empêcher de corriger son petit ami.

 

-- Je t'ai déjà dit qu'un ghetto blaster est un tonitruand et qu'un walkman est un baladeur.

 

-- D'accord, mais ça ne change pas le son.

 

-- Franchement, tu pourrais au moins

 

-- Je te taquine, Catherinette. Viens écouter quelques tounes de Daniel Lavoie.

 

Pendant que le "Tic apocalyptique" résonne dans le salon, et que Catherine joue dans les cheveux frisés de Félix, celui-ci pense à son premier emploi. Demain matin, à 8 h 45, il deviendra l'adjoint au vice-président des relations publiques. Il faut célébrer cela. Catherine débouche aussitôt une bouteille de Freixenet et Félix cherche un autre disque ; son choix s'arrête sur Beau Dommage. Trois fois par semaine, avant le souper, c'est l'heure de natation. La piscine de la maison d'habitation n'est pas très fréquenté et Félix se retrouve souvent seul dans ces eaux trop chlorées à son goût. Seul aussi dans cette immense salle surveillée par un gardien taciturne qui refuse d'y laisser pénétrer la moindre note de musique. Il ne veut pas de distractions pour les baigneurs et tient à ce que sa voix puisse se faire entendre facilement en tout temps. Inutile de discuter, Félix doit nager en silence et il en rage.

 

Voilà un mois et demi que l'adjoint du vice-président étudie ses dossiers minutieusement, suggérant une nouvelle technique ici, une nouvelle approche là. Le patron se félicite de la jeune et dynamique recrue d'Internacom et lui confie désormais d'importantes responsabilités. Félix accepte volontiers, d'autant plus qu'il a toutes sortes d'idées fraîches à proposer. Celles-ci s'énonceraient mieux si la musique était permise dans les bureaux. Hélas, la compagnie ne veut rien entendre, même pas Musak. Depuis une semaine, Félix bûche sur le dossier du nouveau produit qu'Internacom doit lancer à l'occasion des Fêtes. On veut une publicité originale, de bon goût, et dans le ton qui fait la renommée de la compagnie. Isolé dans son bureau, plongé dans un lourd silence, le jeune cadre tourne en rond. Les mêmes options reviennent constamment, comme un refrain, mais sans musique. De l'autre coté de la cloison, le patron ne cesse d'affirmer qu'il attend des merveilles de son employé. Félix se dit, pour sa part, qu'une bouffée d'air frais devrait le sortir de cette routine. Dès qu'il met les pieds dans l'ascenseur, le baladeur se met en marche. Enfin, de l'oxygène ! Le temps de prendre un café et voilà que Félix, coiffé de ses écouteurs, imagine mille et un scénarios pour la publicité. La pause aurait-elle de si grands bienfaits ? Le café engendrerait-il de si bons résultats ? Ou est-ce le rythme d'un Cory Hart ou d'un Brian Adams qui agit ainsi sur le cerveau de Félix ?

 

Toujours est-il que le jeune homme regagne son bureau sans avoir pris le temps de noter toutes ses trouvailles. Il sourit à la secrétaire, qui lui rappelle que le patron ne tolère pas les baladeurs chez ses employés. "Vous comprenez, monsieur Bisaillon, que la compagnie tient à garder une certaine image." Félix ne se plaint pas puisqu'il regorge maintenant d'idée neuves. Encore faut-il les exprimer. Tâche combien difficile pour ce jeune cadre prisonnier du silence. Tout s'est envolé. Pas une trouvaille ne s'énonce clairement. Ses esprits demeurent plus brouillés que jamais.

 

-- Je rentre chez moi ; si on me cherche, dites que je ne me sens pas bien.

 

-- Vous êtes malade, monsieur Bisaillon ?

 

-- Quelque chose ne va pas.

 

En enfourchant son vélo, Félix installe automatiquement son baladeur. Le calme revient et ramène avec lui un flot d'idées. Aussi étrange que ce comportement puisse paraître, il conduit le jeune homme tout droit vers sa table de travail, non loin des haut-parleurs du salon. Avant même que Catherine revienne le rejoindre, Félix a élaboré un plan de publicité aussi savant qu'original.

 

Internacom n'a jamais rien vu de pareil. On applaudit de toutes parts. L'instigateur du plan se pose néanmoins de sérieuses questions. Il va même consulter son médecin, un ami de la famille qui le connaît mieux que tout autre et qui admire sa passion pour la musique. "Un peu de repos ne te ferait pas de mal. Tu viens à peine de terminer cinq années d'études ; tu as subi une kyrielle d'examens et tu t'es aussitôt engagé dans un travail exigeant. Prends deux ou trois jours de congé." Le docteur Gibeault sait que ce genre de paroles rassurent fort peu Félix, mais il ne peut offrir davantage pour le moment. Sa petite invention n'est pas encore au point, mais ça ne saurait tarder.

 

Au milieu de l'été, Internacom convie ses principaux clients à une séance d'information. Avant de leur présenter les nouveau produit, le vice-président des relations publiques croit nécessaire de tenir une sorte de répétition générale, d'autant plus que ce sera la première session du genre pour Félix. "You will really enjoy this, mister Bye-zye-yon." Pour tout dire, monsieur Bisaillon a le tract. Comment donner son plein rendement dans une salle privée de musique, où les seules murmures sont ceux d'une clientèle plus sceptique que sympathique ? Au cours de la répétition, Félix bafouille, se comporte de façon bizarre et déçoit son patron. Celui-ci veut bien jeter le blâme sur la nervosité de son employé, plutôt que sur son incompétence, mais force est d'admettre que cela n'augure pas bien pour la séance de promotion. Peut-être vaut-il mieux confier la tâche à un autre jeune cadre.

 

Félix sait qu'il est capable de bien s'acquitter de ses responsabilités, du moins dans des conditions qui lui sont favorables. En sortant du bureau, il évite de croiser le vice-président et, au lieu de rentrer directement chez lui, il opte pour un longue marche dans le parc. "Cela devrait me changer les idées, d'autant plus que je serai bien branché." Et en bonne compagnie aussi puisqu'il rencontre le docteur Gibeault sur son passage.

 

-- Je voulais justement te voir, Félix.

 

-- Pour quelle raison ?

 

-- Je crois que ma petite invention est maintenant à point et j'ai tout lieu de croire que tu serais un cobaye idéal.

 

-- Un cobaye ! Comment ça ? De quoi s'agit-il ?

 

Le docteur Gibeault explique sa trouvaille à Félix, qui sourit, d'abord perplexe, puis définitivement intéressé. Si ça marchait Les deux hommes se rendent sur-le-champ à la clinique médicale et la petite &laqno; opération » s'effectue en deux temps, trois mouvements.

 

Deux jours plus tard, c'est un Félix tout radieux, en pleine forme, qui se présente au bureau. Le vice-président remarque son enthousiasme, mais ne sait toujours pas s'il doit faire confiance à son adjoint, s'il peut le lancer pour de vrai dans la fausse aux lions. Félix manifeste tellement d'assurance qu'il réussit à convaincre son patron. "You won't be sorry." Loin de là. La haute direction d'Internacom assiste à un spectacle de première qualité, supérieure à celle de son nouveau produit. Jamais une séance de promotion n'a été aussi réussie. Félix a étonné ses collègues, épaté son entourage et émerveillé les clients. "Fantastic, mister Bye-zye-yon ! You're in for a raise." Les félicitations fusent de toutes part et les commandes s'empilent sur le bureau du vice-président. C'est la fête dans les bureaux d'Internacom.

 

-- Je te l'avais dit, Félix ; placée dans ton oreille, cette minuscule membrane munie d'un micro-transistor te permet d'écouter la musique de ton choix sans que personne autour de toi ne s'en rende compte.

 

-- Oui, je suis enfin le seul à entendre ce que je veux au bureau.

 

-- Correction: à sous-entendre. En passant, tu ne pourrais pas me faire une séance de promotion pour mon produit ?

 

__________________

Note : "Un sous-entendu " a d'abord paru dans la revue Liaison, puis a été publié dans le recueil de nouvelle Sous le soleil de l'Ouest, aux Éditions des Plaines, en 1988.