S'il y a des traces de discours dans
ce poème, elles s'élèvent au niveau de la poésie. L'incipit en est
révélateur : « Je dois te dire,/ Bien qu'il m'en coûte/ Que tu saches://
Quand je suis seul,/ Je parle. » D'emblée, un dialogue s'instaure
sur le ton familier de la confidence. Le poète propose une ouverture
plus large quand il se sent enfermé dans ses propres manières de
penser : « Il y a donc/ A découvrir. » C'est pourquoi, a contrario
le verbe tend parfois à la définition, forme recluse : « Essayer/
D'être la question/Qui s'accepte indemne de réponse. » Le texte
tourne autour de la problématique de la question. En l'occurrence,
ici, la « paroi ».
  Ce thème n'est pas éloigné des « Murs
» de Terraqué, ou même des « Rocs », fermés sur eux-mêmes,
« paroi de roc », comme le définit bien Serge Gaubert dans sa préface.
L'auteur pense aussi au « mur [...] les lamentations », et à la
paroi « barbelée. Electrifiée». La paroi est une occultation intérieure
qu'il s'agit d'éclairer. Guillevic rejette l'idée de Dieu que la
« paroi » aurait pu fait naître. Récemment Michel de Maulne (dans
un entretien avec Bernard Mazo, in Aujourd'hui poème, n°19,
mars 2001), rendait compte des derniers moments de Guillevic « en
profondeur, vraiment dans une sorte de méditation profonde d'ordre
mystique. » Le poète avoue sa difficulté quand il affronte « ce
qui en [lui] est paroi » : « Facile à dire,/ Facile à se promettre.//
Mais vivre me parjure. ». Il termine par un infinitif qui dit l'ouverture:
« Rêver le temps/ Devenu corps».
  « De Paroi au Chant
se dessine un parcours », note Serge Gaubert. Art poétique
n'a rien d'une leçon d'écriture. Loin d'être didactique, en effet,
ce poème se veut une réflexion dans le prolongement d'Inclus,
en 1973. L'incipit reprend les mots mêmes par lesquels Paroi
finit, l'être et le temps: « Si je n'écris pas ce matin,/ Je n'en
saurais pas davantage,// Je ne saurai rien/ De ce que je peux être
» Le poète n'existe que par l'écriture. Le temps, particulièrement
sensible chez un homme de quatre-vingts ans, revêt une importance
primordiale. Dans le même moment, Guillevic fait preuve d'une force
de création peu commune à cet âge. Le poète combat les forces obscures
qui agissent en lui, « Les mots sont des épées/ Contre les ventres
de brouillards ». Le poème devient joie: «Un rythme s'y met/ Et
tu acquiers un bien. », obstacle au temps et gère l'espace cosmique.
« Avec des mots/ Et leurs souvenirs/ Faire un noyau/ Que l'on puisse,
ou presque,/ Tenir dans la main,// Un noyau de temps. », « Le poème/
Ne tue pas le vide,/ Il l'éloigne. ». Le poète « sai[t] recueillir
», parce qu'il se met au centre de sa sphère, non dans un nouvel
humanisme égocentrique, mais dans une attitude qui doit beaucoup
à l'humilité d'un être proche de la terre.
  Le Chant peut déconcerter
tant il semble proche d'Art poétique. Il en présente le versant
lyrique. « Le chant institue une relation, la crée sans la commenter
ni la décrire» dit fort justement Serge Gaubert. Dans ce type de
poème à l'inspiration brève, Guillevic savoure son bonheur. On y
sent un apaisement. Entre le silence et le chant, le poète aborde
une certaine mystique, une approche de l'espace du sacré, qui est
en même temps une approche de son être le plus profond. « Qui entend
le chant/ Se dit: j'existe,// Je crois que je suis/ Sans plus de
limites. » Les rapports entre l'être et le temps se trouvent, dans
le poème, comme rassérénés pour donner à l'homme une impression
de toute puissance, mais infime, toute intérieure, et, de surcroît
évanescente. « Tout se chante, à son heure, à sa façon ». Le chant
peut être considéré comme une acceptation, chez ce poète d'abord
tourné vers les objets, d'un lyrisme original. Mais sans épanchement.
Il s'agit de rendre compte de l'ici et maintenant par une voix qui
se module sur tous les tons, allant du pathétique à l'humour, en
passant par le ton grave de la méditation: « Tous les chants/ Ne
sont pas de triomphe », « Par temps sec/ Le chant des vers de terre
», « Le grillon de mon enfance ». Le livre se termine par une réflexion
mallarméenne: « La feuille blanche/ Ne réussit le chant// Que par
le silence/Qu'on lui impose ». Mais au lieu de clore son expérience
par un échec, Guillevic, en toute vitalité, compose avec le silence
pour faire remonter la voix quintessenciée. C'est alors qu'il peut
dire au lecteur: « C'est quand tu chantes pour toi/ Que tu ouvres
pour les autres/ L'espace qu'ils désirent ».
Bernard Fournier,
Noailles, France