Interviewée par Xaneva Elorriaga George
Jan Mendes est professeure adjointe d’études sur le genre et la sexualité au Département de sociologie de l’Université d’Amsterdam. Elle est titulaire d’un doctorat en pensée sociale et politique de l’Université York, Canada (2019). De 2019 à 2022, Mme Mendes a été chercheuse postdoctorale en études sur le genre et la race au Centre d’études sur le genre de l’Université de Stavanger, en Norvège, et en 2020-2021 chercheuse invitée au Centre de recherche sur le genre et la sexualité d’Amsterdam, à l’Université d’Amsterdam. Auparavant, Mme Mendes a occupé des postes de chercheuse invitée au Centre d’études multidisciplinaires sur le racisme de l’Université d’Uppsala (2018) et au Département de culture et d’esthétique de l’Université de Stockholm (2017).
Mme Mendes est une chercheuse en études noires et en études des médias; ses recherches questionnent la manière dont les affects sont machinés contre les corps et les désirs des Noirs et des musulmans noirs dans les économies de bien-être de l’hémisphère Nord. Invoquant des cadres d’analyse issus de la théorie politique noire, de la culture visuelle noire, de la théorie féministe et des études sur l’islamophobie, son travail passé et présent examine des thèmes tels que le deuil noir et l’exil humain, l’utérus noir et la reproduction, les pédagogies de l’assimilation et de l’humiliation, ainsi que les possibilités de volonté et de témoignage offertes par les médias et l’art visuel et de la performance afro-diasporique. Mme Mendes est cofondatrice et co-animatrice du groupe de lecture mensuel transnational « Readings in Critical Race Theory and Gender Studies » qui explore des thèmes de la culture visuelle, des théories queer et trans, et de la théorie féministe noire. Elle est également la fondatrice du collectif international « Black Feminist Fridays: Nordic and Beyond » (BFF), qui invite les jeunes chercheurs et chercheuses, les diplômés et diplômées, les artistes, les activistes et les membres de la communauté à une discussion bihebdomadaire dynamique sur le quotidien des Noirs. Avec deux membres de BFF, elle est co-rédactrice en chef du numéro spécial de la revue lambda nordica intitulé « Troubling Racism: Subversive bodies, Subversive desires » (2024). Les articles de Mme Mendes ont notamment été publiés dans : Souls, Hypatia, Palgrave MacMillan Handbook on Trans and Queer Performance, Periskop, European Journal of Women’s Studies et Ethnic and Racial Studies.
Dans votre présentation de 2022 à l’Université York, « Ways of Witnessing Black Motherhood », vous avez décrit comment la souffrance des Noirs et, dans sa forme la plus extrême, la mort des Noirs, entachent l’imaginaire public blanc plus qu’elles ne menacent la réputation de non-discrimination de l’Europe du Nord. Après avoir mené des recherches en Suède, aux Pays-Bas et en Norvège, quels ont été les défis auxquels vous avez été confrontée en tant que femme noire vivant dans un environnement où les mouvements d’extrême droite ne cessent de se renforcer, déniant l’humanité des personnes noires et prônant l’indifférence à l’égard de la violence anti-Noirs?
Merci pour cette question. Tout d’abord, je dois commencer par une légère correction sur la formulation de mon analyse dans la question. Je ne prétends pas que la mort des Noirs « entache » l’imaginaire blanc, mais plutôt que l’imaginaire national qui lie affectivement les citoyens blancs du Canada et de la Suède, où les personnes blanches sont dominantes, est familier avec la mort de personnes noires et donc souvent imperturbable face à la souffrance des Noirs. En d’autres termes, comme la souffrance est supposée faire partie de l’identité noire de manière normative, la souffrance est à l’aise dans le corps noir. Ici, j’ai un dialogue direct avec des féministes et théoriciens et théoriciennes politiques noirs qui m’ont précédée et qui continuent à jouer un rôle déterminant dans ma réflexion (comme Christina Sharpe, Claudia Rankine, Calvin Warren). Mes recherches récentes, menées tout au long de mon stage postdoctoral en études sur le genre en Norvège, se sont concentrées sur la souffrance et la menace mortelle qui pèsent sur le corps noir reproducteur et sur les sujets maternels noirs, que j’ai explorés lors de la conférence annuelle 2022 de l’École d’études féministes, des genres et des sexualités.
Dans ma conférence, j’examine deux études de cas médiatiques (l’une en Norvège et l’autre en Suède) dans lesquelles des mères noires et leurs enfants ont été exposées à des formes très publiques de violence qui ont d’abord suscité un sentiment de scandale dans l’opinion publique, mais qui ont été vite suivies d’une condamnation officielle des deux mères noires. Malgré le tableau de la détresse ou la réalité de la mort, ces deux mères migrantes noires sont tenues pénalement et affectivement responsables des conditions de leur propre souffrance (Feminist Theory, à paraître). Ce que j’ai soutenu dans ma conférence, c’est que ces exemples témoignent de processus d’assimilation nationale par lesquels la figure maternelle noire déviante est sanctionnée pour sa « non-assimilabilité », tandis que ses filles (en tant que témoins ou survivantes de l’événement traumatique) sont disciplinées afin de devenir des sujets nordiques correctement assimilés grâce à la pédagogie cruelle du châtiment public de leur mère. Les mères noires sont rendues coupables de leur douleur, tandis que le fait d’être témoin de la détresse de leur mère sert un intérêt futur pour les filles, puisqu’elles sont plus susceptibles de devenir les sujets assimilés que leurs mauvaises mères noires migrantes ne parviennent pas à être. La douleur noire ne suscite pas la compassion, l’horreur ou l’intervention d’un public nordique dominant (qui se décharge rapidement de toute responsabilité), mais devient au contraire utilitaire et justifiable. Et, bien sûr, ces événements violents n’interfèrent pas avec la bonté idéalisée des deux pays nordiques, puisque c’est la mère noire, dans sa déviance, qui commet un acte de malveillance à l’encontre de la bonté de l’État-providence.
En ce qui concerne la « réputation non discriminatoire » de ces nations, comme vous le mentionnez, le problème pour le Canada, la Suède et la Norvège est de savoir comment concilier le paradoxe racial de l’imaginaire national. En d’autres termes, les imaginaires nationaux de ces États-providence du Nord continuent simultanément (1) à investir dans la suprématie d’identité blanche, à aspirer à un retour à une homogénéité blanche mythique et à concevoir le sujet national authentique comme étant blanc; et (2) à défendre des idéaux d’antiracisme ou de non-racisme, de tolérance, de multiculturalisme, ainsi qu’une capacité unique d’humanitarisme. En bref, la bonté antiraciste qui façonne l’idée dominante de la nation s’accorde étrangement avec le ressentiment, la haine, la peur et la suspicion à l’égard des personnes qui ne sont pas de race blanche, et des Noirs en particulier. Ce que j’ai avancé dans ma thèse de doctorat et dans les articles qui ont suivi, c’est que la peur de l’identité noire (ainsi que les convictions de « non-assimilabilité » culturelle et du fardeau fiscal des Noirs) fait partie de ce qui aide à résoudre ce conflit entre l’amour et la haine. En m’appuyant sur les lectures féministes de la théorie de l’affect, en particulier le travail étonnant de Sara Ahmed (2014), je soutiens que la peur, la terreur et autres « mauvais sentiments » communs peuvent faire du bien, car le sentiment de vulnérabilité que ces émotions suscitent donne une légitimité au désir non avoué d’une séparation des Blancs, tout en préservant les idéaux de tolérance. On pourrait presque imaginer un chœur récitant la voix de l’imaginaire national : « C’est parce que nous sommes si bons que nous avons tant à craindre » ou « Nous serions prêts à vous accepter si votre méchanceté ne vous rendait pas si dangereux à accepter ». La peur doit alors être entretenue. En accord avec les théoriciennes féministes noires qui nous rappellent que le racisme atteint les entrailles des personnes noires (Simone Browne 2002, Saidiya Hartman 2016, Jennifer C. Nash 2021, Christina Sharpe 2016, par exemple), je soutiens que la peur de l’identité noire n’est pas seulement celle de l’identité noire existante, mais aussi celle de l’identité noire potentielle, ce qui fait de l’utérus noir une « machine de mort » pour reprendre mes propres mots : reproduisant plus de vie noire non désirée et ceux qui prophétisent la mort de l’ordre social (voir Mendes 2020).
La peur de l’identité noire n’est pas seulement celle de l’identité noire existante, mais aussi celle de l’identité noire potentielle, ce qui fait de l’utérus noir une « machine de mort ».
Jan Mendes
Pour en venir à votre question sur mes expériences personnelles en tant qu’universitaire féministe noire et femme noire vivant et travaillant en Europe du Nord et de l’Ouest, il y a bien sûr une litanie de défis qui font désormais partie de ma vie quotidienne de Noire. Je me souviens avoir donné une conférence en Suède alors que j’étais doctorante invitée à l’université d’Uppsala, où le public pouvait facilement découvrir des images artistiques de la douleur des femmes noires, parallèlement à mon analyse de la consommation de la souffrance des Noirs à Stockholm et de la punition qu’elle inflige aux sujets qui ne s’assimilent pas. Pourtant, ce même public est resté totalement muet lorsque j’ai présenté des exemples montrant que l’acte continu de fixer du regard constitue une autre forme de consommation raciste et de discipline assimilatrice des femmes noires dans l’espace public suédois dominé par des personnes blanches. Cette incapacité à concilier la compréhension théorique ou abstraite de ce qu’est le racisme et la manière dont le racisme anti-Noirs se manifeste dans la vie sociale quotidienne — et façonne donc la manière dont les Afro-Suédois et les Afro-Norvégiens se déplacent et se perçoivent dans l’espace nordique — est peut-être l’un des points de frustration les plus persistants. Cela implique donc un travail constant d’insistance et de répétition, car je cherche à faire comprendre que le racisme anti-Noirs et l’islamophobie ne sont pas seulement isolés dans les cas les plus extrêmes de violence suprémaciste blanche d’extrême droite et de rhétorique populiste anti-immigrés (que la nation nordique peut à la fois décrier collectivement et dont elle peut se distancer idéologiquement), mais qu’ils se manifestent constamment au travers de petites rencontres et de gestes anodins. Il y a tellement de doutes autour de l’expérience Noire, surtout quand (1) elle contredit l’imagination normative de ce à quoi ressemble la violence et l’humiliation raciales et (2) qu’elle s’oppose au sentiment dominant des Norvégiens et des Suédois blancs de leur engagement presque inné envers le progrès et l’égalité, malgré les preuves empiriques du contraire.
En 2019, vous avez obtenu votre doctorat en pensée sociale et politique à l’Université York. Le titre de votre thèse était « The Affectivity of White Nation-Making: National Belonging, Human Recognition and The Mournability of Black Muslim Women » et vous affirmiez que les médias canadiens et suédois ne pleurent que les suicides de femmes musulmanes noires, parce que cette forme ultime de renoncement à soi rejette symboliquement leur foi musulmane incongrue et élimine la menace de la reproduction des Noirs. Ce faisant, ils sont assimilés à la normativité blanche des institutions et des récits eurocentriques. Comment les jeunes universitaires féministes noires peuvent-elles aujourd’hui remettre en question de tels imaginaires, tout en œuvrant à la protection des femmes musulmanes noires et de leur utérus, vers un monde où elles ont une valeur intrinsèque?
Merci pour cette question. Je dois cependant commencer par une petite correction. Le double refus de l’humanité noire et de l’appartenance des Noirs et des musulmans noirs à des États sociaux dominés par les Blancs sont des conditions qui occupent depuis longtemps ma réflexion, tout comme la politique d’assimilation. En rapprochant le concept de « grievability » de Judith Butler (2009) des analyses de la théorie politique noire sur le fait de ne pas déplorer la mort de personnes noires, j’ai envisagé dans ma thèse la manière dont les personnes musulmanes noires pourraient s’inspirer de la « grievability » conditionnelle accordée aux femmes musulmanes non noires qui accomplissent des actes d’assimilation dont on peut être témoin conformément aux logiques néo-impériales et néocoloniales liées au trope islamophobe du « sauvetage des femmes musulmanes » (voir Yasmin Jiwani, 2009; Sherene Razack, 2004). Outre les actes requis de dévoilement et de dénonciation de leur affiliation à l’islam, l’engagement supposé des femmes et des jeunes filles musulmanes en faveur de projets d’assimilation culturelle et nationale a parfois été perçu au travers des circonstances de leur mort, comme on l’a vu dans des cas très médiatisés de « crimes d’honneur » en Suède et au Canada. Ici, les femmes et les jeunes filles sont pleurées comme étant des sujets qui s’assimilaient correctement et qui ont été perdus alors qu’ils devenaient comme « nous ». Cependant, leur mort est utile et continuellement exploitable pour entretenir la peur des musulmans non assimilés à travers ces exemples de violence (voir Jasmine Zine 2012).
Ce que je soutiens ensuite, à la fois dans ma thèse et dans l’article de 2020 publié dans Souls Journal, c’est que les femmes noires musulmanes qui sacrifient symboliquement leur intolérable et dangereuse étrangeté peuvent transmettre leur potentiel d’assimilation (devenir comme « nous ») et donc commencer à s’approcher de la capacité à se plaindre que les citoyens blancs ont déjà et utilisent pour reconnaître leurs congénères authentiques (voir Sunera Thobani, 2007). Ce n’est pas un suicide littéral que j’explore, mais plutôt ce qui pourrait être le résultat promis du sacrifice symbolique ou performatif de l’identité noire et musulmane en raison d’un désir d’appartenance nationale et humaine. J’ai repris ce concept de suicide symbolique dans des études de cas médiatiques au Canada et en Suède, notamment en analysant de près les entrevues de la tristement célèbre ex-musulmane, ex-réfugiée somalienne, Mona Walter, avec des médias de droite et les médias grand public en Suède. En ce qui concerne la menace que représente la reproduction des Noirs, j’observe que les déclarations publiques de Mme Walter, qui tournent en dérision les personnes musulmanes, l’Islam et la population somalienne, ne sacrifient pas seulement son appartenance à la communauté musulmane, mais constituent également une promesse d’assimilation, puisque ses paroles stérilisent métaphoriquement son utérus des excès dangereux et accablants que l’on attend de la reproduction des Noirs. Malgré cela, le sentiment d’appartenance nationale qu’un suicide symbolique pourrait offrir est impermanent, car l’individu est continuellement hanté par le fantôme de ce qu’il ne veut plus être. En d’autres termes, le rappel de la non-assimilabilité d’une personne colle à la surface sombre de la peau et doit donc être continuellement exorcisé pour s’approcher à nouveau du corps blanc de la nation. Ce n’est pas un havre de paix.
J’encourage les étudiants et étudiantes féministes noires à s’intéresser non seulement aux spectacles les plus fascinants de la volonté et de la résistance antiraciste, mais aussi aux rébellions ordinaires et aux types d’insistance qui se manifestent dans les moments les plus calmes de la vie noire.
Jan Mendes
Si une partie de ce que j’essaie d’interrompre dans ma recherche est le recyclage du trope familier de la femme musulmane opprimée qui est transformée en un sujet tolérable par des actes d’assimilation dont on peut être témoin, il semblerait alors que tout projet qui commence avec l’intention de « protéger » la femme musulmane est à la fois inapproprié et contradictoire avec une telle critique. Je pense qu’il est plus productif et imaginatif d’entamer une discussion sur l’opposition aux logiques racistes et islamophobes anti-Noirs en s’intéressant à la manière dont les femmes noires et musulmanes noires décrivent et interrompent leur assujettissement et mettent déjà en œuvre ces refus. Par exemple, dans les entrevues sur le terrain que j’ai menées à Stockholm pour ma thèse de doctorat et dans mon analyse de la culture visuelle des Noirs canadiens que l’on trouve dans mon article de 2021 publié par Hypatia, j’étudie la manière dont les femmes noires musulmanes manipulent les signifiants de leur étrangeté. Dans ce cas, elles confondent les qualificateurs de leur différence par des incarnations parfois sournoises, parfois déroutantes de l’identité musulmane noire et d’une humanité qui ne l’est pas tout à fait, car elles deviennent ce que j’appelle des « sujets mouvants » qui sortent des cadres qui sont supposés rendre leur non-appartenance ou leurs (im)possibilités d’assimilation plus familières pour l’imagination raciste blanche. Plus récemment, cependant, j’ai commencé à poser des questions sur les façons de témoigner de la vie noire, du plaisir noir, du deuil noir et de la reproduction noire qui ne filtrent pas l’existence noire à travers le registre de la réponse blanche. En m’inspirant du livre Wayward Lives (2020) de Saidiya Hartman et du travail de Jennifer C. Nash (2014) sur l’extase noire, j’encourage les étudiants et étudiantes féministes noires à s’intéresser non seulement aux spectacles les plus fascinants de la volonté et de la résistance antiraciste, mais aussi aux rébellions ordinaires et aux types d’insistance qui se manifestent dans les moments les plus calmes de la vie noire, d’une manière qui fait un clin d’œil au témoin noir et qui recherche l’affinité ou le plaisir du spectateur noir.
Pour ce qui est d’œuvrer en faveur d’un monde où les femmes noires musulmanes seraient considérées comme ayant une valeur intrinsèque, je m’attarde d’abord sur le fait que les femmes noires musulmanes n’échappent pas aux logiques suprémacistes blanches qui déterminent que (tous) les Noirs n’ont aucune valeur. Cela signifie que les tactiques que nous pourrions utiliser pour mettre fin aux formes d’assujettissement anti-Noirs que subissent les femmes musulmanes noires seraient les mêmes outils que nous emploierions pour mettre fin à une suprématie blanche mondiale. La question est alors de savoir si nous pouvons effectivement imaginer un tel monde où la suprématie blanche est absente et où la vie des Noirs a une valeur inhérente et est pleinement reconnue parmi les humains. Je ne suis pas une personne pleine d’espoir ni une penseuse très optimiste lorsqu’il s’agit de trouver du réconfort dans ce genre d’imaginations, mais je laisse cette réflexion ouverte pour les étudiants et étudiantes féministes noires qui aspirent à l’élimination du racisme anti-Noirs.
Xaneva Elorriaga George est étudiante en quatrième année de licence en études internationales à l’Université York. Elle s’intéresse à la féminité noire, en particulier dans les contextes du Canada et de l’Europe occidentale.