Bernhard Schlink, "La petite-fille": un regard sur le populisme, by Frédérick Guillaume Dufour

Bernhard Schlink, "La petite-fille": un regard sur le populisme, by Frédérick Guillaume Dufour

Les opinions exprimées dans ce blog sont celles de l’auteur(e) et ne reflètent pas nécessairement celles de l’Observatoire sur le Populisme au Canada.

Frédérick Guillaume Dufour

La petite-fille est le roman où Bernhard Schlink rend le mieux compte de la complexité de l’histoire allemande durant la seconde moitié du vingtième siècle. Le récit historique, ainsi que les intimités entre les personnages, explorés par le roman sont révélateurs d’aspects souvent inexplorés du populisme de droite aujourd'hui.

Le récit plonge le lecteur dans le contexte historique où se déroule la rencontre, à Berlin Est en 1964, puis la relation, entre Kaspar, un libraire berlinois de 71 ans, et Birgit, sa femme dont l’enfance s’est déroulée dans la République démocratique allemande (RDA). Birgit décède au début du roman. La première partie du livre retrace la trajectoire de sa liaison avec Kaspar qui l’amena de la RDA en République fédérale d’Allemagne (RFA). Fouillant le passé de sa femme à la suite de sa mort, Kaspar apprend qu’elle a eu un enfant avant de quitter l’Est. Nostalgique et coupable, elle comptait partir en quête de le retrouver. C’est Kaspar qui reprend cette quête qui le mène à trouver Svenja, la fille de Birgit, son mari Björn, et Sigrun, leur adolescente de quatorze ans. Or, le ménage fait partie d’une communauté d’agriculteurs völkish rassemblée autour de la commémoration du passé nazi et du rejet des valeurs de l’Ouest. Kaspar se liera d’affection pour Sigrun qu’il initie au piano et qu’il parvient occasionnellement à extraire de son environnement national-socialiste. Il s’en suit une relation patiente et difficile entre Kaspar et la petite-fille. Cette dernière, imprégnée de la culture de ses parents, admire Irma Grese, une SS qui fut notamment gardienne à Ravensbrück, et elle adhère à la théorie du complot voulant que Le Journal d’Anne Frank soit un canular.

Dans la première partie du livre, la trajectoire de vie de Birgit fonctionne à plusieurs égards comme une métaphore de la tension entre le désir de s’intégrer aux normes de l’Allemagne de l’Ouest et les stigmates portés par les Allemands de l’Est et emportés avec eux au-delà de la réunification. Kaspar, on le réalise au fur et à mesure du récit, n’avait qu’une connaissance superficielle de sa femme, qui cachait et buvait sa honte de n’être jamais tout-à-fait à sa place dans cette société ouest-allemande. Le thème de la division est-ouest et des séquelles qu’elle a laissé dans son sillon est exploré brillamment par Schlink. Les habitus et stigmates les plus subtiles sont abordés dans un dégradé de nuances dans ce récit où il anticipe et désamorce les cadrages, les clichés et les interactions piégées de ces mémoires nouées. 

La petite-fille est un ouvrage qui devrait intéresser les chercheurs qui travaillent sur le populisme parce qu’il est traversé du thème du rejet, de son poids émotionnel dans des dynamiques de cadrage et de la difficulté à le surmonter. Plus que bien d’autres formes d’asymétries, c’est celle entre des formes de capital symbolique, culturel et éducationnel qui vient alimenter les polarisations où s’inscrivent les mouvements populistes. Schlink montre comment des interactions façonnées par de tels historiques de mépris social minent les bases du dialogue souvent bien au-delà de ce que les acteurs sont prêts à le reconnaître.

Qu’est-ce que tout cela a à voir avec l’étude du populisme de droite et de la droite radicale? À un premier niveau, le lien est évident. Schlink amène son héros et ses lecteurs dans l’univers des communautés völkisch qui s’achètent des terres en ancienne RDA où ils commémorent par exemple la mémoire de Rudolph Hess. La petite-fille fait cependant beaucoup plus que cela. Le livre topographie le terrain miné de la communication avec des milieux d’extrême-droites et conspirationnistes. Il soulève l’épaisse couche de cadrages, de présupposés et d’anticipations qui nourrissent une herméneutique du soupçon où le dialogue n’est plus possible au-delà de la négociation stratégique de transactions économiques. L’incompréhension herméneutique, qui mène au mieux à un regard bienveillant et paternaliste sur l’autre, celui de Kaspar à l’endroit de Sigrun, au pire à un regard méprisant, celui de Björn à l’endroit de Kaspar, est explorée dans ce roman sous plusieurs angles : celui de la relation entre un homme et une femme ou entre l’Allemagne de l’Est et de l’Ouest, celui de la relation intergénérationnelle, entre un « grand-père » et une « petite fille ». Encore une fois, cette relation peut être interprétée comme une métaphore de la relation entre les deux Allemagne.

La relation du « grand-père » avec les parents de Sigrun ne se termine pas bien. Schlink nous épargne une fin heureuse où l’on assisterait à une réconciliation familiale et nationale. Il nous épargne les leçons pontifiantes. Il laisse au lecteur le soin de constater les nœuds communicationnels qui rendent le dialogue si difficile.

Schlink a l’habitude de forcer ses lecteurs à se questionner sur leurs intuitions morales. Il introduit des thèmes complexes à propos desquels il laisse aux lecteurs le soin de dénouer ou surtout de constater les nœuds les plus compliqués. Si La petite-fille gagne à être lu par les chercheurs qui travaillent sur le populisme, c’est parce que le roman force les lecteurs à sortir des sentiers battus de l’analyse des relations de pouvoir. Il montre comment les mentalités totalitaires façonnent l’intimité des gens et leur cadre de perception. Puis, le roman montre les limites des bonnes intentions herméneutiques, sans aboutir sur une forme de relativisme. En aucun cas, le lecteur ne peut être mené à conclure une platitude selon laquelle les perspectives des acteurs seraient équivalentes, chacun aurait droit à « sa » vérité ou autres inepties dont raffolent trop d’universitaires qui ne veulent pas blesser personnes. La complexité mémorielle n’implique pas la relativité de la connaissance historique, mais comme l’a montré la sociologie des croyances, les gens peuvent avoir de bonnes raisons d’adhérer à des croyances fausses. Quand ces raisons sont imbriquées à de fortes émotions, elles sont tenaces comme le poids de l’histoire.  

Frédérick Guillaume Dufour

Professeur titulaire, département de sociologie

Directeur des programmes multidisciplinaires de premier cycle

Faculté des sciences humaines, UQAM

Sources :

Bernhard Schlink, La petite-fille, Traduit de l’allemand par Bernard Lortholary, Paris, NRF Gallimard, 2023 (édition allemande 2021).